Les Spéculateurs

The Salt of the Earth

Réalisateur : D . W. Griffith

Avec : Frank Powell, Grace Henderson, James Kirkwood…

Genre : Drame ; Campagne vs. ville

Durée : 14 minutes

Sortie : 1909

Synopsis

Après avoir spéculé sur les cours du blé, un capitaliste reçoit son juste châtiment.

Critique

Pour quiconque s’intéresse un tant soit peu au cinéma, David Wark Griffith est un passage forcé. D’abord pour Birth of a Nation, puis les plus curieux iront voir Intolerance, et éventuellement le reste. Pour ma part, c’est avec ce court-métrage, plus rapide à regarder, plus facile à trouver également (même si Intolerance traîne sur mon étagère depuis quelques semaines). Je passerai à ceux qui l’ont posé comme étape dans l’histoire du cinéma plus tard, tant pis.

Les Spéculateurs est un film d’apparence simple, qui part du principe d’opposition entre classe paysanne, liée à la terre et à la culture de celle-ci, et classe financière, qui exploite ce qui est tiré de cette terre. Le dispositif employé par Griffith, de montage parallèle, semble assez innovant pour l’époque, de là à dire que c’est le premier cinéaste ou film à s’y risquer, je n’en sais foutre rien. Le film fonctionne principalement sur cette dichotomie et tous les éléments participent à cette opposition. La musique est la plus évidente : mélancolique, lente triste lorsque le cinéaste s’attarde sur la classe laborieuse, bien plus enjouée, saccadée, dansante lorsqu’elle s’attache aux plus aisés. Ces choix sonnent juste, sans audace, avec de l’évocation somme toute assez simpliste et une corrélation son/visuel sans surprise. Il y a aussi la question du cadre : là où, la plupart du temps, la classe laborieuse est dans l’immobilité (très beau plan lorsque tous sont dans la boulangerie), c’est le désordre, le mouvement, voire le chaos qui anime les scènes des plus riches. Les plans de ferme du départ sont particulièrement frappants sur ce point : l’espace est vide et chaque individu est identifiable, petit dans la nature (magnifique plan fixe de marche vers la caméra où l’humain, d’abord réduit à un point, prend de l’ampleur dans le cadre, suivi par les chevaux de trait) ; de l’autre côté, aucun n’est identifié, tous se mélangent, l’humain qui existe au sein de l’essentiel (la terre) est perdu lorsqu’il est écrasé par l’abstrait, l’argent, qui le transforme en foule où plus personne ne se reconnaît, où tous se confondent. Les plans de révolte de la classe laborieuse sont plus dans le mouvement, il y a plus de monde, mais tout est plus organisé, les mouvements sont régulés, les gens se croisent peu, ils ne sont pas interchangeables.

Le semeur Michel

Tout ce dispositif au service d’une morale moralisatrice au service du peuple contre ceux qui l’exploitent, mais à travers des symboles assez bien trouvés. A table, il y a les vestiges de cette terre avec les fleurs, alors que les spéculateurs ne savent plus ce qu’ils mangent ni d’où cela vient. Ce repas, il leur vient des paysans exploités qui eux ne peuvent plus se payer un bout de pain, alors que c’est d’eux que vient la substance. Diatribe envers un capitalisme qui fait disparaître l’humain au profit du profit, c’est sur le retour à la terre que s’achève l’attaque. Le spéculateur, trop heureux de la fortune que lui rapporte l’exploitation de ceux qu’ils visitent par curiosité animale avec ses amis (sortie du dimanche, la musique enjouée pénètre alors dans l’espace de la misère, ils ne sont pas avec des humains mais avec des outils), il finit enseveli par son argent, par ce qui le lui rapportait. Les visiteurs sont d’ailleurs tellement interchangeables, sans humanité, que nul ne remarque d’abord sa disparition. Un de plus, un de moins…

Dernier plan de retour à la terre, qui en parallèle à ceux du tout début : l’homme, qui ne peut manger, qui ne peut rapporter de pain chez lui, est désormais seul. Il a ses hectares à ensemencer, à la manière des sujets de Millet, et sur ces hectares de culture il n’a aucun retour. Et pourtant, que peut-il faire d’autre ? Talent de l’ellipse et de la suggestion : les autres, les chevaux, sont-ils morts de faim ? Mangés ? Ou bien en train de prier, seule nourriture qui reste à la classe du travail qui revient les mains vides et les met d’instinct en position du Notre Père dominical ?

Court-métrage à valeur historique, Les Spéculateurs parvient à dépasser ce statut. Sans être d’une subtilité ahurissante dans son propos et sa mise au service du peuple de la terre, il parvient à mettre un dispositif de montage au service de son discours, qu’on retrouvera par exemple plus tard chez Eisenstein.

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