Le Sculpteur

« Quiconque met l’émotion avant la réflexion est un artiste. »

Scénariste : Scott McCloud

Illustrateur : Scott McCloud

Éditeur : Rue de Sèvres

Genre : Drame, Fantastique

Nombre de pages : 485

Sortie : Mars 2015

Synopsis

David Smith consacre sa vie à l’art – jusqu’à l’extrême. Grâce à un pacte avec le diable, le jeune artiste voit son rêve d’enfance réalisé : pouvoir sculpter tout ce qu’il souhaite, à mains nues. Mais ce pouvoir hors norme ne vient pas sans prix… il ne lui reste que 200 jours à vivre, pendant lesquels décider quoi créer d’inoubliable est loin d’être simple. D’autant que rencontrer l’amour de sa vie le 11e jour ne vient rien faciliter !

Critique

Scott McCloud, on ne cesse de le rappeler dans les différentes critiques de cet ouvrage, est surtout célèbre pour ses albums théoriques : L’art invisible, Faire de la bande dessinée ou le récent Refaire de la bande dessinée, que l’on ne peut que chaudement recommander. Et ce, même si vous n’avez pas l’ambition de devenir auteur dans le huitième art !

Le Sculpteur, c’est l’un des rares passages à la pratique de ce fameux théoricien. Quand on a lu et vu ses ouvrages, deux sentiments : l’espoir et la crainte. Espoir qu’il sache employer sa didactique et ce qu’il préconise ; crainte qu’il n’en fasse un exercice de style.

Si cette peur se vérifie un peu (découpage, usage de certains plans, ruptures de tons, compositions, jeux avec les cadres…), elle n’étouffe jamais et se met au service d’une histoire universelle et référencée, habillée par un trait clair et précis, mais qui sait se montrer subtil.

L’histoire mise en images et en bulles par McCloud se place dès le début comme une revisite du mythe faustien. Ambition forte donc, qui laisse augurer de grandes choses lorsque l’on lit les petits commentaires élogieux d’auteurs comme Neil Gaiman (Sandman, Coraline, American Gods…) ou Frank Miller (Sin City, The Dark Knight Returns…), mais qui ont justement tendance à me rendre méfiant…Il faut dire que le genre lui-même (le roman graphique, terme plus ou moins créé par le géant Will Eisner) porte ce danger de la fatuité et du vide que cache une ambition démesurée et l’envie de dépasser les carcans de la BD pour se rapprocher des arts institutionnalisés.

Rodin des bois

David Smith (« l’autre David Smith », en fait), sculpteur et artiste incompris et frustré, se noie dans l’alcool, persuadé de n’être pas reconnu à sa juste valeur et de gâcher son talent.Comme le reste de sa famille (il est le dernier d’une lignée semblant maudite et poursuivie par la mort), il disparaîtra sans rien laisser derrière lui, chose qu’il refuse de concevoir. Il veut que le monde se souvienne de lui, ne pas rester « l’autre ». Et le voilà qui rencontre un vieil oncle mort (Harry). David est tellement perdu (il vient de perdre sa copine, est fauché…), et surtout tellement tourné vers lui-même – ce sentiment se renforcera au cours de l’album – qu’il ne réalise même pas qu’il se tient devant un fantôme. Cette Mort qui n’est pas sans rappeler les poncifs du genre (Death dans Sandman, celle du Septième Sceau de Bergman, jusqu’à jouer aux échecs avec le vivant…) lui propose un don (un pouvoir si l’on place dans la lignée des comics de super-héros, l’esthétique s’en rapprochant parfois) : il pourra faire ce qu’il veut de son outil principal : ses mains. Bien sûr, en échange, il ne lui reste plus que 200 jours à vivre, à lui de les utiliser pour arriver à son rêve de grandeur.

Peu d’hésitation pour David, qui accepte de suite, sûr de faire un carton tant il croit en son talent. J’arrête là pour l’intrigue, sans vraiment spoiler quoi que ce soit, tout ceci étant posé dès le début de la narration, en formant le fondement. Reste à ajouter que David va rencontrer quelqu’un (Meg) qui va rendre la perspective de la mort assez peu engageante et qui, petit à petit, va lui faire relativiser ses désirs de célébrité : au fond, une vie « normale » est peut-être plus heureuse que celle qu’il visait.

♪ Toile, toile, ma toile ♪

De là, McCloud tisse de nombreuses toiles, pas forcément très originales (universelles, encore une fois), et même plutôt faciles autour de ce thème. On peut retrouver une certaine similitude dans le propos avec La vie d’Adèle, qui lui aussi oppose/fait se rencontrer Art et Quotidien. David est sur un fil, entre l’envie de vivre avec sa chère et tendre et le désir de devenir célèbre. Sur le fil aussi de l’hésitation permanente : ai-je vraiment ce talent que je revendique ? L’Art n’est-il que mode et hasard ? Le peuple peut-il faire cette différence entre œuvre et imposture ? Le Sculpteur propose aussi de côtoyer le monde des galeries et sa logique financière, la concurrence entre les créateurs qui se fait peut-être au détriment de l’œuvre, l’éloignement des réalités…

Surtout, ce qui est beau et qui tient tout cela ensemble sans lui donner un air prétentieux et trop patchwork, c’est la même chose que dans La vie d’Adèle. Avant tout, Le Sculpteur est une magnifique et tragique histoire d’amour, mêlant Faust à Shakespeare dans un très beau mélange et rendant toutes ces réflexions sur l’Art secondaires, comparées à la passion amoureuse. Et de fait, comme dans le film précité, toutes les petites faiblesses qui découlent d’un discours parfois trop généralisant sont effacées par la puissance de la romance.

Le style de McCloud s’aventure aussi parfois à des lignes moins sobres : les phases de création fiévreuse sont parlantes de ce point de vue. Le théoricien applique ce qu’il connaît et le fait en cohésion avec son propos, sans que jamais (ou presque) cela ne fasse trop appuyé. La sortie des cadres (on ne peut sans doute pas parler d’expérimentation, du moins dans le trait) est là pour servir la narration, et non l’inverse (une narration qui serait là pour amener des effets visuels).

Image et nerfs

Ce roman graphique, j’en ai eu peur. Pas avant l’achat, car je l’ai pris un peu par hasard et parce que j’avais aimé les ouvrages théoriques de McCloud. Mais dès la vision du nom de l’auteur, quelques doutes s’installent, appuyés par les éloges susnommés. Je l’ai dévoré en quelques heures seulement, malgré ses presque 500 pages. S’il n’est exempt ni de prétention ni de généralités, il n’en reste pas moins une œuvre classique de la bande dessinée. Pas un point de rupture qui restera comme ayant brisé des codes, mais plutôt un exemple de ce que l’on peut faire et réussir avec des références assumées mais soignées et respectées. Quelques planches restent dans les rétines, mais on ne ressent pas l’envie d’en mettre plein les yeux à chaque page.

Scott McCloud a donc parfaitement réussi à appliquer ce qu’il désirait transmettre dans la théorie. Surtout, il a réussi à éviter d’être trop appliqué en laissant la narration et l’émotion de côté pour ne faire du Sculpteur qu’un ouvrage didactique de plus.

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