Sunset
Angela ne vous les cassera pas
Développeur : Tale of Tales
Éditeur : Tale of Tales
Genre : Simulateur de femme de ménage ; Politique narrativiste
Plateforme : Linux, OS X, PC
Sortie : Mai 2015
Synopsis
1972 : un coup d’état ébranle Anchuria. Vous, Angela Burnes, êtes piégée dans la capitale, San Bavón. Votre petit coin de paradis s’est transformé en champ de bataille. Chaque semaine, une heure avant le coucher du soleil, vous nettoyez la garçonnière du riche Gabriel Ortega.
Critique
J’aime les promesses. De propos, d’univers, visuelles ou de gameplay. Je les aime, même quand le résultat est bancal et que les développeurs se sont perdus quelque part entre leur idée et le joueur. Sentir qu’on a voulu nous transmettre quelque chose et, même si en chemin il y a eu des embûches, entrevoir le désir du ou des créateurs. Sunset est développé par Tale of Tales (au nom déjà évocateur), studio belge ayant annoncé l’arrêt de son activité après l’échec commercial du jeu (pourtant aidé par une campagne Kickstarter). Quatre mille ventes seulement en juin 2015, qui ont sans doute augmenté depuis avec diverses promotions. Les développeurs, eux, sont plus ou moins revenus sur leurs propos en proposant une revisite de The Endless Forest (leur première production) sur Indiegogo. Désireux d’un côté de revisiter des contes (The Path avec Le Petit Chaperon Rouge, par exemple), de l’autre de réaliser des œuvres originales pas toujours du goût de tous, les belges ont dû composer entre envie d’indépendance et vision artistique, réalité économique et attentes des joueurs, avec le résultat annoncé ci-dessus. Néanmoins, Sunset fait partie de ces œuvres qui ont quelque chose à dire, à partager, et les développeurs ont choisi le média du jeu vidéo pour faire passer leurs intentions.
Burnes to be alive
Vous y incarnez, en vue à la première personne, Angela Burnes, femme de ménage afro-américaine issue de l’immigration (ironie du sort, vous venez des Etats-Unis), dans la première moitié des années 70. Vous avez été embauchée par Gabriel Ortega, un homme qui, d’après son appartement, semble assez fortuné. Vous apprendrez rapidement que c’est une personne d’une relative influence, liée à un régime politique en pleine mutation d’un pays d’Amérique latine fictif, Anchuria. Ce contexte, que vous découvrirez à la fois par une voix off, vos lectures et la narration environnementale, pose à lui seul des enjeux considérables, rarement (bien) traités dans une industrie qui, pour trouver le public le plus large possible, caricature et tombe vite dans les clichés de ses sujets, du moins pour les grosses productions, dans lesquelles les membres de Tale of Tales ne se reconnaissent visiblement pas. Lutte des classes, place des immigrés, révolution politique, conflit culture/pouvoir, relation homme/femme, place de la femme (noire) dans la société, morale individuelle face à la conscience collective, autant de thèmes qu’on a peur de voir jetés à la face du joueur à la va-vite dans un jeu qui ne promet que quelques heures.
Tale of Tales > Telltale ?
C’était sans compter sur la force de concision qui caractérise si bien la Belgique et ses habitants. A l’image d’un Ingmar Bergman qui avait rarement besoin de plus de 90 minutes pour sonder les profondeurs de l’âme humaine, Tale of Tales (toutes proportions gardées) parvient à aborder ses sujets par petites touches, sans que cela ne paraisse jamais superficiel ou incomplet. C’est le joueur qui va s’en emparer, petit à petit, s’attachant plus à tel ou tel élément selon son vécu et son regard, sans que jamais cela ne soit trop matraqué par les développeurs qui ont bien compris que dans ce média, il faut savoir laisser la main, au moins en partie.
Ce que vous aurez à faire, dans la peau d’Angela, c’est réaliser les tâches que vous a confié Gabriel, que vous découvrez dans l’ascenseur en début de journée et qui sont rappelées par l’interface et auxquelles on peut parfois reprocher un manque de clarté (difficile de savoir où réaliser telle demande). Chaque travail vous demandera un certain temps qui sera décompté à vitesse accélérée sur l’horloge, sachant que vous serez dans l’appartement de 17 à 18 heures, et partie pour le coucher du soleil (Sunset). Apparemment déconnecté des réalités, ou voulant vous épargner le statut d’esclave, ce que vous demandera Gabriel ne demandera que rarement tout ce temps. Espère-t-il que de vous-même vous fassiez ce qui est habituellement dévolu à votre corps de métier et qui n’a pas besoin d’être spécifié ? Vous pouvez bien sûr faire ces actions et partir en avance, histoire d’aller vous miner au bar du coin avec l’argent durement acquis. Vous pouvez aussi choisir de rester, de vous promener, de vous asseoir sur ce fauteuil recouvert d’un drap pour écrire votre journal, mettre de la délicieuse musique, contempler la ville en révolution par la baie vitrée, bref vaquer dans cet appartement qui ne vous appartient pas pour toucher à la vie d’un riche qui a du goût et le montre ostensiblement tout en semblant ne pas avoir le temps de s’y consacrer. Enfin, vous pouvez dépasser les demandes de votre employeur et accomplir des tâches qui ne vous ont pas été confiées, dont vous sentiez qu’elles sont attendues, par attention, maniaquerie ou intrusion dans la vie privée : mettre le calendrier à jour, passer l’aspirateur, lire un courrier que vous n’étiez que censée déposer sur la table, accrocher des tableaux, arroser les plantes, allumer la lumière… Plein de petites choses qui pour le coup ne pourront que rarement être réalisées dans l’heure dont vous disposez, il va donc vous falloir faire des choix, pratiques (actions liées à la tenue de l’appartement) ou qui vont vous mettre en relation directe avec Gabriel (jouer un coup aux échecs), duquel vous espérez une réponse. Vous verrez que chaque jour, vous prendrez des habitudes, ferez peut-être les choses dans un certain ordre, limité toutefois dans l’accès à certaines parties de l’appartement. Ce choix dans vos actions s’accompagne souvent d’un autre lié à cette même action. Allez-vous ranger les livres de manière ordonnée voire psychorigide, ou bien les placer de manière plus chaotiquo-artistique ? Accrocher cette œuvre ou plutôt celle-ci ? Mettre un morceau de jazz ou de musique traditionnelle ? Des décisions anodines, accompagnées par d’autres qui semblent avoir plus d’importance dans la narration, comme envoyer certaines informations à votre frère engagé dans la résistance qui souhaite renverser le pouvoir militaire en place.
Entre les murs
Beaucoup de choses et de choix à faire, avec des impacts narratifs que l’on peine à mesurer. Pour avoir fait quelques parties de manière très différentes, on constate rapidement qu’il y a quelques incohérences et, comme souvent dans les jeux paraissant nous laisser des choix, une ligne conductrice à laquelle on n’échappe pas. Difficile par exemple d’accepter que, si l’on refuse chaque jour de réaliser les brèves corvées qui nous attendent, Gabriel nous conserve à son service sans autre raison que son altruisme. A ces petits points noirs s’ajoutent des soucis techniques qui font parfois tourner au ralenti une machine tout à fait en mesure de répondre aux configurations recommandées. Problème d’optimisation, saccades, Sunset semble réclamer des ressources dont on ne voit pas le résultat à l’écran, tant la réalisation graphique est mise de côté pour favoriser la direction artistique. Celle-ci, au contraire, est parfaitement maîtrisée et sied à la perfection au contexte installé. Les couleurs, les musiques, l’architecture, tout est là pour instaurer une ambiance dans laquelle on se sent en sécurité, un sentiment à l’opposé de ce qui semble se dérouler en-dehors des murs.
Finissons par ce que l’on ressent le plus dans Sunset, la construction d’une relation entre deux êtres que tout semble opposer, si ce n’est une apparente ouverture d’esprit. Vos actions ne resteront pas toujours sans réponse, même si celle-ci est parfois discrète, et vous saurez vous réjouir des petites attentions de Gabriel, tandis que votre lien évolue au fil de l’histoire du pays, de la relation que votre employeur entretient avec le pouvoir, de la vision que vous-même en avez. Sunset parvient à impliquer le joueur dans cette liaison à travers les choix qu’il lui propose, et qui vont réellement donner une vision nuancée de Gabriel et remettre en cause certains acquis d’Angela, qui pourraient aussi être les vôtres. Il y aura souvent ce paradoxe entre ce que vous jugez juste (personnellement ou collectivement) et ce que vous attendez comme réaction de la part d’un individu, que vous désiriez son attention, son amour, sa haine, son indifférence. Le dernier jour de travail, malgré une certaine frustration, est une forme d’accomplissement et de réponse à la manière dont vous aurez agi, même s’il faut reconnaître que les réactions de Gabriel (et donc le « résultat » final ») surprennent parfois et qu’on s’attendait à autre chose, jouant réellement avec des objectifs qui nous sont propres et l’insatisfaction qu’ils ne soient pas atteints alors qu’on pensait avoir tout fait pour.
Sunset n’évite ni les incohérences, ni quelques clichés et maladresses d’écriture, donnant parfois l’impression au joueur de ne pas contrôler la narration autant qu’il le voudrait. Au-delà des quelques défauts techniques, il demeure pourtant en tête des mois après la fin d’une première partie, et l’envie de retourner dans cet univers si lointain et si proche à la fois. Ce qu’il faut retenir de Sunset et qui en fait une réussite au-delà de sa direction artistique, c’est la façon dont Tale of Tales traite généralement avec succès des thèmes difficiles à aborder et vous permet de bâtir une relation que vous aurez envie de construire et dans laquelle vous vous sentirez impliqué. Il y aura bien sûr un peu d’ennui et de lassitude, mais de ceux qui sont en cohérence totale avec ce qu’ils mettent en scène, à l’image de la répétitivité de Papers, Please. Jouant sur les échelles, de l’individuel au collectif, humain et politique, Sunset remporte le pari d’être ambitieux et de tenir en grande partie ses promesses.
Amoureux de la culture au sens large, je tente de pratiquer à la fois approfondissement et élargissement, sans que jamais ce ne soit sale. Né la même année que la chute de mur de Berlin (coïncidence ? pas sûr…), j’ai été bercé par Picsou Magazine, les Tortues Ninja, les Minikeums, Pokémon ou encore Final Fantasy VII. J’ai tendance à écrire et parler plus que nécessaire, je vais donc me contenter d’ajouter que je suis aussi professeur des écoles.
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